6 Juin 1812 – Campement d’été de la tribu Lakota – Dakota du Sud.
Depuis le crépuscule la vieille sage femme veillait sur « poignée de plume ». Les signes ne trompaient pas. La jeune femme anxieuse, allongée sur la peau de bison venait de passer sa dernière journée de gestation. Durant cette nuit, ou peut être au matin, elle donnerait naissance à un enfant. Fille ou garçon, cela seul le Grand Esprit le savait.
« Bison agile » faisait les cent pas autour du teepee. Il attendait avec fébrilité l’arrivé de son premier enfant. Quel ne fut pas son soulagement quand il entendit enfin les cris du bébé qui percèrent aux travers de la paroi de peau tannée. La vieille femme au visage parcheminée par le temps émergeât et lui adressa un sourire rassurant.
« C’est un garçon. Le Grand-Esprit à entendu tes prières car ta femme t’a offert un fils ! » Posant la main sur son cœur il leva les yeux au ciel et remercia le Père-de-toutes-Choses. Mais alors qu’il portait son regard vers l’entrée du teepee, une forme pâle située en lisière de forêt attira son attention. C'était un loup au pelage halé de roux qui venait de sortir d’entre les pins. L’animal regardait fixement dans la direction du teepee. Comme s’il avait entendu les cris de cette vie naissante et s’était approché pour mieux l’accueillir de sa présence. Bison-agile hocha la tête et leva la main qu’il avait sur le cœur pour saluer ce qu’il prit à juste titre pour un signe du monde des esprits.
« J’entend tes paroles Ô Wakantanka, Mon fils portera le nom de « Loup-curieux » … Sumanitu-Wosisikye. Puisses-tu lui accorder ta bienveillance et ta sagesse. » 3 Janvier 1813 - Quelque part dans les plaines du Dakota
« Elan-Placide », le shaman clairvoyant de la tribu était assit en tailleur devant un crâne de bison faisant office d’autel divinatoire. Au dehors, le vent glacial et mordant hululait la solitude paisible des plaines immenses. Le shaman laissa son regard embrumé par les herbes sacrées se perdre dans les volutes de fumée que libéraient les flammes face à lui. Mais alors qu’il psalmodiait des incantations sacrées en l’honneur des puissances de la Nature et leur Créateur, sa conscience s’éleva doucement dans le monde des esprits.
Il vit Sumanitu-Wosisikye devenir un homme en dehors de la terre de ses ancêtres. Un destin bien éloigné des siens. Là-bas, de l’autre coté du grand océan. Puis, s’élevant plus haut encore dans les sphères célestes du monde des esprits, il fut approché par « le Grand Mystère », Wakantanka, Le-Père-de-toutes-choses.
L’âme du shaman resta là, calme et sereine. Alors Le Grand-Esprit s’exprima alors sans user de paroles. Il s’adressa directement au cœur d’Elan-Placide et lui confia la tache sacrée d’enseigner au jeune Sumanitu, de lui transmettre le Savoir et la Sagesse de ses pères.
Le shaman accepta avec honneur cette injonction divine même s’il devait reconnaître que les voies du Grand-Esprit étaient impénétrables.
Le lendemain, le shaman informa les parents de l’enfant des visions qu’il eut pendant la nuit. Bien qu’ils n’auraient en rien voulus s’opposer ni contester les révélations du devin, ces nouvelles attristèrent Bison-agile et Poignée-de-plumes qui souhaitaient plus que tout voir leur enfant grandir à leurs côtés. Mais puisque le Grand-Esprit avait ainsi parlé, ils s’y conformeraient malgré leurs inquiétudes.
24 juillet 1817 – A quelques centaines de mètres du campement de la tribu dans la forêt.
Tous les enfants du monde ont la même insouciance et ils sont tous avides de conquérir leur petit univers. Le jeune Sumanitu n’était en cela pas une exception. Cet après-midi là sa mère était fort occupée au tannage des peaux et son père lui était parti depuis la veille traquer de grands gibiers avec les autres chasseurs de la tribu. Le bambin avait été confié à la surveillance d’une jeune skaw. Mais bien que cette consciencieuse gardienne ne l’ai lâché des yeux qu’une poignée de secondes le garçonnet réussit à tromper la vigilance de sa chaperonne. Gambadant librement vers la forêt proche, il s’y engouffra chargé d’ambitions infantiles légitimes. Mais ce qui devait être une escapade sans danger ni incident tourna vite a l’épreuve initiatique.
Sumanitu encore instable et malhabile sur ses petites jambes, trébucha sur une fourche racinaire et sa tête percuta brutalement le sol. Inconscient, son esprit eut la visite d’entité mystique du Loup sacré. Une forme brumeuse et grandiose qui vint s’adresser directement à lui. Tout d’abord quelques peu effrayé, Sumanitu fut rassuré quand l’esprit du Grand Loup lui parla comme s’il s’agissait d’une personne humaine parlant sa propre langue. Et même si les mots lui parurent bien étranges et chargés d’une signification qu’il n’embrassait pas dans son intégralité, il put néanmoins comprendre le fond du message. Le loup spirituel ne lui voulait aucun mal. Au contraire, il lui affirma qu’il était là pour le protéger et qu’il l’aiderait à trouver la force de se relever. Puis il lui fit une révélation qui laissa l’enfant pensif et fière.
« Tu est un petit frère de la nation Loup, Sumanitu. En toi je vivrai et grandirai, je t’accompagnerai partout où tu iras et je t’apporterai ma force et ma sagesse. »Ce qui lui paru durer le temps d’un battement d’aile de papillon laissa en réalité s’écouler tout un après-midi. Et il ne revint à lui qu’en sentant les mains chaudes et rassurantes de sa mère sur la peau de son visage. Elle était là. Elle l’avait retrouvé et le ramenait auprès des siens. En chemin Sumanitu repensait à ce que l’esprit du loup lui avait dit. Peu à peu, l’enfant comprit que cette rencontre singulière n’était pas anodine et qu’il n’était pas comme les autres enfants de la tribu.
3 Fevrier 1819 – Sous le tipi du vieux shaman.
Sumanitu regardait d’un air perplexe ce vieil homme au visage déjà parcheminé par le soleil et les ans. Celui-ci avait comme il l’avait promis au Père-de-toutes-choses, commencé à lui enseigner tout ce qu’il savait sur les grands mystères de la nature ainsi que le savoir des plantes médicinales traditionnelles.
Pendant les 3 années qui suivirent le chaman lui transmit ainsi le savoir sacré des anciens, le moyen d’entrer en communication avec les forces de la nature, les animaux, et la grandeur de l’univers. C’est aussi durant cette époque que les premiers signes de lycanthropie firent leur apparition. Sumanitu ressentait un lien puissant avec les meutes de loups qui erraient parfois dans les plaines environnantes. Il arrivait à comprendre intérieurement la signification de leurs attitudes, de leurs langages. Il lui arrivait parfois de pouvoir les approcher au point de rester à leurs côtés sans ressentir la moindre animosité. Certains soirs la fusion était telle qu’il avait la réelle sensation d’être l’un des leurs. Il sentait ses dents se changer en crocs, sa peau se couvrir du même pelage que ses frères lupins, courant et hurlant comme eux en quête du gibier qui rassasierait la meute. Mais cela était encore si spontané et incontrôlé qu’il n’estimait pas encore être un loup à proprement parler. La frontière entre son animalité et son humanité s’atténuait pourtant un peu plus chaque jour qu’il passait en leur présence.
1822 – par une belle nuit d’automne
Sumanitu et le vieux shaman marchait au clair de lune quand ils entendirent retentir au loin l’appel d’une meute qui se préparait à la chasse. Spontanément le jeune garçon dit au vieil homme ce que les loups venaient de dire. Assurément d’autres membres de la tribu auraient pris Sumanitu pour un jeune plein de facétie qui aurait une imagination débordante. Mais le vieil indien acquiesça calmement avant de prendre la parole.
« Je sais que tu les entends et que tu comprends ce que les frères loups viennent de dire »
« Comment le savez-vous ?»
« Je le sais car je les comprends également »Sumanitu regarda le chaman avec un air circonspect et plein de curiosité. Se pouvait-il que cet homme soit lui aussi capable d’avoir un lien aussi fort que celui que l’enfant entretenait avec ses frères loups ? à vrai dire il n’en doutait pas mais il était loin d’imaginer ce qu’il allait découvrir cette nuit là.
Le chaman dit à l’enfant d’aller rejoindre ses frères loups et qu’il le retrouverait plus tard. Le sourire au lèvres, Sumanitu ne se fit pas prier et il déguerpit à travers les fourrés en direction des hurlements de la meute. Mais alors qu’il venait de les rejoindre et que les membres de la meute saluaient son arrivé, Sumanitu perçut la présence d’un loup qu’il n’avait jamais ressenti auparavant. Néanmoins cette présence lui semblait familière et amicale. Bien vite il distingua dans la meute des yeux luisant dans la nuit, ceux qui appartenaient à cet inconnu si familier. Il s’approcha et s’agenouilla pour présenter ses respects à ce loup qui semblait bien âgé et dont le regard lui évoquait celui du vieux chaman. Quel ne fut pas sa surprise quand le vieux loup laissa échapper d’entre ses crocs luisant la voix rocailleuse du vieux chaman qui lui servait de précepteur. Sumanitu en fut estomaqué alors que sous ses yeux le vieux loup se changeait en l’homme qu’il connaissait depuis toujours. Ainsi découvrit et comprit-il que Elan-placide avait ce pouvoir extraordinaire de se changer en loup selon sa volonté. Sumanitu ne se sentait désormais plus seul avec ces mystérieux pouvoirs et le vieux chaman persuada le jeune loup de le suivre dans une retraite d’apprentissage au cœur de la forêt. Il accepta bien conscient de ce que le vieux sage pouvait lui apprendre. Ils restèrent alors deux années en communion totale avec la nature et leurs instincts de métamorphe. La maîtrise de ses transformations lycanthropes ne se fut pas sans difficulté mais la persévérance du jeune homme et la sagesse éducative du vieux chaman lui permit d’aborder avec plus de sérénité ce contrôle des grands pouvoirs qui l’habitaient.
23 octobre 1825 dans le village
Cela faisait plusieurs semaines que l’ensemble des habitants du village qui avaient reçu les surprenants dons des militaires blancs, toussaient et tombaient progressivement malades. Au début le vieux chaman pensait qu’il ne s’agissait que d’un hasard. Mais le nombre grandissant des guerriers vaillants qui tombaient comme des mouches ne laissait aucun doute. Se montrant suspicieux et prudent Sumanitu examinait les couvertures sans oser y toucher à mains nues. Mais quand la peau de ses doigts entra enfin en contact avec le tissus moelleux Sumanitu fut parcouru d’un frisson effroyable. Des flashs troublants de femmes et d’hommes blancs visiblement malades et mourants envahirent son esprit. Ces blancs portaient les mêmes couvertures que ses frères. Puis au flash suivant ces mêmes couvertures servaient à cacher leur dignité mortuaire. Sumanitu revint à lui. Retrouvant ses esprits, il était exténué, il n’avait jamais vécu de si bouleversante expérience. Il ne pouvait pas croire que ces visions étaient des hallucinations sans fondement. Il le sentait au fond de lui , il venait de voir la vérité, il venait d’être témoin de ce qui était effectivement arrivé à ces personnes … et à leurs couvertures.
Ses craintes malheureusement se concrétisèrent quelques temps plus tard. Un à un les membres de sa famille, ses amis, ses proches, le vieux chaman … tous moururent fauchés par cette maladie des blancs. Sumanitu lui-même fut contaminé et il ressentait la vie peu à peu s’échapper de son corps. Désormais seul au milieu du village où planaient les corbeaux venus se repaître du festin macabre qui s’offrait à eux.
En proie au chagrin et la sensation de sa fin proche, Sumanitu s’effondra et sombra dans l’inconscience.
Le jeune garçon ne revint a lui que quelques jours plus tards. Il n’était plus au milieu de la plaine désolée où les siens étaient morts. Il était dans un lit douillet au dessus duquel le veillait un homme blanc d’âge mur. Quand il eut la conviction que l’enfant pouvait l’entendre il tenta de dissiper la frayeur qu’il lisait au fond de ses yeux encore embrumés. Cet homme était un médecin anglais nommé Andrew Powell. Celui-ci n’avait pu se résoudre à laisser mourir aussi cruellement ce jeune indigène. Il le recueilli et l’emmena chez lui pour lui prodiguer les soins nécessaires. Puis il se prit d’affection pour cet enfant et décida de subvenir à ses besoins, lui apprendre à lire, à écrire … mais par-dessus tout se familiariser avec la culture occidentale qui était loi à New-York. Car c’était bien dans cette ville grouillante de blancs que le jeune amérindien venait d’échouer.
En une année les mystères de la langue anglaise n’eurent plus de secret pour Sumanitu qui entra tout simplement au service de son bienfaiteur. Il s’occupait de faire le ménage dans le cabinet du docteur Powell tout en commençant à s’instruire grâce aux ouvrages sur la médecine moderne.
Voyant que le jeune Amérindien se passionnait pour la culture occidentale et qu’il ne montrait pas de nostalgie particulière pour sa propre culture le médecin convainquit le jeune garçon d’adopter un patronyme bien moins typé qui lui permettrait mieux s’intégrer parmi ses contemporains au visage pâle.
Ainsi Sumanitu Woksisikie Kagisapa devînt « Jared S. Crow». Le prénom « Jared » fut le choix du bon docteur Powell qui avait eu un fils ainsi nommé et perdu durant la guerre de secession. Le S. dissimulait pudiquement son premier prénom « Sumanitu » qu’il ne pouvait se résoudre à faire définitivement disparaître. C’était là une manière certes maladroite mais effective de ne pas renier ses racines. Et pour le reste de ce nouveau nom, c’est Jared qui le choisit sciemment. Crow étant une référence secrète au puissant totem qui l’habitait.
Juillet 1830
Jared continua à apprendre avec passion tout ce qui touchait à la médecine. Il dévora les livres du docteur et ne manquait jamais d’observer avec concentration et assiduité la moindre intervention chirurgicale au cabinet. Il n’eut de cesse de bombarder son tuteur de questions sur tout ce qui l’entourait. Cette soif de savoir était elle due aux pouvoirs grandissants du Corbeau qui planait dans son cœur ? Toujours est-il que cette influence et la prépondérance du grand Corbeau croissaient un peu plus chaque jour. A tel point que les pulsions de méthamorphoses, bien que difficilement controlées, devenaient de plus en plus fréquentes. A de nombreuses reprises, Jared manqua de peu de perdre son secret. Mais la chance l’en préserva et personne ne découvrit sa lycanthropie. Le jeune homme s’accorda donc de longues séances d’entraînement en pleine nature pour mieux maîtriser ce don mystique de la nature.
Janvier 1832
Deux années plus tard, le docteur Powell reçut un missive Anglaise l’invitant à revenir au Royaume-Unis. L’auteur de la signature qui en achevait la rédaction ne souffrait aucun refus : La reine elle-même demandait au médecin de rentrer au pays pour recevoir ses lettres de noblesse.
Ainsi Le docteur et son jeune apprenti firent leurs bagages pour rallier l’Angleterre. La découverte d’un monde nouveau passionna Jared qui ne tarissait pas de curiosité face à cette civilisation séculaire et ses mœurs si particulières. De plus les infrastructures et les occasions d’approfondir ses connaissances n’en furent que multipliées. Tous ces musées, ces bibliothèques immenses, ces galeries richement fournies étaient une véritable manne pour l’étudiant.
6 mai 1835
c'est durant cette douce matinée que le docteur Andrew Powell mourut gentiment à l’âge de 62 ans laissant à son jeune apprenti une partie de son héritage et une modeste maison au cœur de Londres. Jared se retrouvait donc livré à lui-même dans un pays qu’il ne connaissait que bien peu au final. Bien que déjà fort expérimenté et compétent en médecine suite à ses nombreuses années d’étude et de pratique auprès du docteur Powell, aucun patient ne se risqua à solliciter ses soins. Ceci étant probablement dut à ses origines.
Jared passa ainsi grâce à son héritage une année entière à vaquer à ses occupations favorites : étudier la médecine et approfondir la maîtrise de ses pouvoirs de lycanthrope au beau milieu de la campagne anglaise. La renommé et le réseau professionnel de son défunt tuteur lui permirent d’entrer en contact avec un autre médecin ayant une ouverture d’esprit autorisant le respect des origines et des compétences de Jared. C’est ainsi qu’il put entrer au service du docteur Henry Mayfield, un respectable praticien qui avait également une passion dévorante pour la criminologie (science balbutiante qui était promise a un brillant avenir) Cette spécificité professionnelle occasionnait l’échange de bons procédés avec la plus prestigieuse des institutions de justice de la ville, Scotland yard. En effet Le docteur Mayfield avait déjà donné de précieuses indications médicales au service d’enquêtes Londonien ce qui avait mené les inspecteurs à dénouer de bien nébuleuses affaires de meurtre.
Les pouvoirs insoupçonnés de psychométrie que possédaient Jared se révélèrent alors d’une utilité providentielle dans cette entreprise. Car quand les talents d’observation médicale du docteur Mayfield touchaient à d’obscures limites, le jeune Jared parvenait à mettre en lumière des indices et des révélations qui permirent au docteur Mayfield de s’attirer les congratulations de Scotland Yard. La nature discrète, sage et réservée de Jared lui interdisait de se sentir lésé par les envolées mégalomaniaques du docteur Mayfield. Celui-ci bien qu’intimement convaincu des subtils talents de discernement de Jared, ne pouvait décemment pas reconnaître devant ses pères ou la justice que c’était un jeune amérindien qui lui avait soufflé la vérité sur telle ou telle affaire. Son honneur et sa notoriété en dépendait. De toutes manières, les inspecteurs de la célèbre police Londonienne étaient habitués à voir cet amérindien discret évoluer dans l’ombre du Docteur Mayfield. Cela ne contrariait pas Jared outre-mesure qui savait en son fort intérieur que même s'il ne récoltait pas les palmes de ces affaires élucidées, la progression de ses talents et de ses pouvoirs était un bienfait indéniable autant pour lui-même que pour la paix et la justice dans cette métropole. De plus comment aurait-il put éprouver de la rancune envers le docteur Mayfield qui au final, et bien malgré lui-même, offrait au jeune étranger la possibilité de mieux s’intégrer dans la société Londonienne et dans le métier de médecin qu’il briguait.
Cette évolution sociale se fit concrètement ressentir quand Jared fit, au hasard d’une visite au muséum d’histoire naturelle, la rencontre d’une jeune femme ravissante répondant au doux nom de Susan Harper. Cette héritière aisée et cultivée ne manquait jamais de lire les gros titres des journaux. Elle ne mit pas plus d’une minute à reconnaître Jared dont elle avait vu le portrait en second plan de celui du docteur Mayfield, une fois encore cité pour sa diligence intellectuelle lors de l’élucidation des meurtres sordides qui défrayaient la chronique.
Ainsi Mademoiselle Harper fit elle en sorte que ce mystérieux jeune homme à la peau mate et aux cheveux de jais viennent à entamer la discussion avec elle. Tout en marchant à une distance de convenance pour ne point agiter le « qu’en dira-t-on » elle parvint à briser la glace et même arracher à l’énigmatique Jared, un sourire pudique. C’était il est vrai une première pour Jared qui bien que fort instruit sur de nombreux sujet, ne connaissait strictement rien sur l’amour, le cœur des femmes ou la façon de leur plaire. Cette maladresse plut à Susan qui s’amusait gentiment des balbutiements de Jared. Elle n’était d’ailleurs pas insensible au charme exotique du jeune homme.
Néanmoins, il aurait très probablement été fort mal vu qu’une jeune femme de bonne famille et célibataire de surcroît soit vue flirtant avec un étranger, un mulâtre, un « sauvage » … ainsi était la société bien-pensante Londonienne… tournée avec passion vers un monde en perpétuel agrandissement alors qu’elle snobait ceux qui n’étaient pas nés dans ses girons.
Malgré cette défiance sociale, Miss Harper développa un amour secret pour Jared, qui au fil de leurs rencontres discrètes sentait croître en lui un sentiment nouveau et passionné. Ainsi ce couple interdit brûlait secrètement d’une passion qu’ils consumaient à l’abri des regards et des « on-dit »
septembre 1839
Deux années durant Jared continua à sagement et efficacement servir les ambitions du docteur Mayfield tandis qu’il prenait toujours plus d’assurance dans la pratique de la médecine autant que dans celle de l’exercice de ses pouvoirs de lycanthrope. Mais un tragique retournement de situation précipita ce fragile équilibre.
Heytan Rostburry, le détestable assassin des prostituées des quartiers nord, s’échappa de la prison où il attendait d’être jugé et très certainement condamné à mort. Mais au lieu de prendre la poudre d’escampette pour ne jamais plus réapparaître, cette brute infâme préféra opérer une vengeance sanglante sur la personne qu’il savait responsable de son arrestation : le Docteur Howard Mayfield. Le meurtre fut rapide mais d’une barbarie sans nom car seul Jared put identifier le corps du docteur tant celui-ci avait été mutilé. La perte fut grande et le tout Londres s’indigna pendant quelques jours avant que d’autres faits divers ne viennent balayer l’affaire. Jared, lui, ne l’entendit pas de cette oreille. Il se sentait profondément responsable de ce qui était arrivé à son employeur et ami. Ce fut comme un déclic, une détonation profonde dans la détermination justicière de Jared. Il comprenait désormais clairement ce qu’était le rôle qui lui incombait : Aider la justice à mettre en état de nuire les pires criminels de la ville. A ce titre il se lança dans une chasse à l’homme qu’il exécuta personnellement. Il ne lui fallut pas plus de 48h pour mettre la main sur Heytan Rostburry. L’envie fut grande de céder aux pulsions morbides et sauvages que lui soufflèrent Nashoba et Rokh. Mais Jared parvint à les contenir et il préféra remettre le meurtrier aux autorités qui veillèrent à ce que cette fois-ci il ne leur échappe pas.
Cet épisode eut pour conséquence de prouver aux inspecteurs de Scotland Yard que Jared était aussi judicieux et avisé que le docteur Mayfield et qu’il pouvait compter sur lui pour les assister comme le faisait son prédécesseur. Ainsi, un an plus tard, Jared S. Crow devînt le consultant officiel en médecine légale de la Police de Londres.