Naître
J'entends souvent autour de moi cette plainte lugubre qui me condamne. Elle sort d'une bouche écumante, à l'haleine pestilentielle, qui braille et baragouine à longueur de journée que la vie est une enfoirée. Je n'ai jamais réellement compris. Tout ce que je sais, c'est que je suis né dans la neige, en décembre, il y a sept ans et que ma mère m'a abandonné. C'était en 1810, je crois. C'est écrit sur un des calendriers qui sert maintenant de litière au chat que j'ai ramassé hier.
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Qu'est-ce que tu trafiques encore toi ?Il allait me prendre ma pointe charbonnée et jeter mon papier au feu, comme l'autre jour. Il valait mieux fuir et revenir plus tard. Tant pis pour la cheminée. Je mettrais des gants.
Mon père s'appelle René, René Georges Paterson. C'est un poissonnier qui passe plus de temps à boire qu'à vendre des poissons. De toute façon, la vieille Madeleine est tombée malade il y a deux semaine à cause d'un maquereau pas très frais et il a dû fermer la boutique le temps que les inspections sanitaires ne cessent. Il attend. Il bois. C'est tout ce qu'il sait faire.
Je n'ai aucun ami. Je ne sais pas tout lire, ni écrire droit. Le journal me sert pour démarrer le feu, c'est tout. Papa ne me mettra pas à l'école. « Ça coûte trop cher ces conneries-là ! » « Ça ne nourrit pas son homme. » Forcément, je m'occupe d'éplucher les trois rutabagas que le voisin a bien voulu nous céder contre un fagot de bois. C'est pas équivalent. J'ai encore des traces plein le dos d'avoir porté toutes ces branches. C'est injuste. Je voudrais bien que la belle Manon me regarde. Elle pend le linge dans la cours arrière qui colle notre baraque tout de travers. Elle est jolie. Mais elle n'a jamais voulu jouer au ballon avec moi et son père se moque de nous.
Heureusement qu'il y a la mère Jewel au coin du puits. Sans elle, je n'aurais jamais su comment tailler une brindille qui écrit et je n'aurais sans doute jamais appris le sens des lettres. C'est pas parfait, mais mon ennui passe.
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Découvrir
Maman est une « fille de joie ». Je l'ai enfin rencontrée. Papa est allée la voir mais elle l'a repoussé. Il s'est pris une gifle. Bien fait pour lui, il n'avait qu'à pas me traîner par le bras comme ça. J'ai tiré la langue, elle m'a lancé un regard hautain et s'est penchée vers moi.
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C'est le p'tit ?-
Ouai...J'pensais que tu voudrais le voir.Elle me pince le bras et soupire en toussant à moitié.
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Qu'est-ce que tu veux qu'j'en fasse ? J'ai du boulot. Pas le temps de m'occuper d'un marmot braillard. J't'avais prévenu. Il est maigre ton gosse...Papa serre les dents. Il va encore boire toute la nuit, ça se voit sur son visage tout rouge. Moi j'ai froid et cette dame me fait peur maintenant. Elle me regarde avec un drôle d'air. Je veux rentrer.
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Ta mère est une salope.Je ne comprends pas et je pousse un petit cri de souris quand il lui crache dessus et me pousse devant lui. Je jette un dernier regard à cette femme qui gueule en brandissant le poing dans notre direction. Pourquoi est-elle aussi méchante ? En plus, elle est laide avec ses bas troués et son maquillage. Mais bon, j'aime bien ses cheveux en pagaille : ils sont roux, comme les miens.
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Grandir
Je crève de faim et de froid. Mon père ne veut pas m'aider à ramasser du bois dans la propriété voisine. Il dit que c'est un coup à se prendre un plomb dans les fesses. Peut être. Mais en attendant, comment je peux faire bouillir l'eau moi ? Quel crétin !
Ça fait des années que la vieille Jewel est morte et je me retrouve tout seul avec cet ivrogne fini. Il commence à me chauffer les oreilles. J'ai les nerfs à vif. D'ailleurs, j'ai dit à Manon qu'il fallait qu'elle cache sa face de singe pour éviter que je devienne aveugle. Ça lui apprendra à me regarder quand je sors le nez en sang pour bouffer de la neige et apaiser ma douleur. Il est temps qu'elle s'occupe de ses affaires. Je la déteste.
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Ramène-moi du rhum.Ce gros pataud n'a toujours pas compris qu'il n'y en avait plus. Je vais encore me prendre un pain et perdre une dent. Il se lève et cherche dans le coffre de bois moisi qui est plus que vide, éventré par sa soif insatiable. Il beugle. On se croirait dans le champ du père Penniworth avec son taureau en rut qui mugit pour un rien. Je n'aurais pas dû le dire tout haut, mais j'en ai marre de ce tocard.
Cette fois, il utilise une bouteille. J'ai beau courir autour de la table pour l'éviter, il me broie les côtes une fois, deux fois. Il a de l'allonge et je suis affamé.
Le couteau à fromage qui traîne sur la table finit dans son bide. Il pousse un cri plus aiguë que jamais. J'aimerai pouvoir l'éventrer, là, maintenant, et me libérer de ses coups, mais le voisin fracasse la porte et braille qu'il faut appeler la maréchaussée. Il éloigne Manon qui l'a suivi pour espionner encore ma vie. J'entends un hurlement et je finis la tête contre l’appentis de la cheminée.
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Goûter l'interdit
Il est vingt et une heure et je tourne en rond, comme tous les soirs. Je ne veux pas rentrer. Le gros René va encore m'accueillir avec un grognement d'alcoolique et me demander si j'ai fait la soupe. Qu'il crève. Je préfère regarder les étoiles et caresser le chat. Il se fait vieux ce matou mais au moins il ne me regarde pas comme si j'étais un monstre. Sa fourrure est chaude, elle glisse entre mes doigts tendus au-dessus du sol. Sa douceur apaise un peu ma solitude. Je l'aime beaucoup. Je lui parle. Ma voix résonne contre les murs humides de la ruelle.
- Qui est là ?
Je sursaute et je vois Manon qui me jette un de ces regards !
J'en ai marre.
Je me lève, le chat miaule pour protester mais je l'écarte d'un coup de pied rageur.
Manon blêmit.
Je l'attrape par le poignet et la tire contre moi. Ses yeux brillent d'une lueur de défit mais se sont bientôt des larmes qui en coulent. Je lui ai plaqué une main sur la bouche et je l'ai obligée à me suivre dans la rue d'à côté. Il n'y a personne. Elle tente de me mordre mais je la cogne un bon coup. Elle pleure en silence pendant que je fourre mes mains sous sa robe salie par les travaux du jour. Son père lui a façonné des bras de bûcheronne mais ne lui a jamais appris à se défendre. Tant mieux. C'est facile. Je suis plus grand qu'elle, ma force est un avantage et, même si je reste maigre comme un clou, je suis plus vif, plus souple. Je me faufile en elle comme le serpent dans un terrier de lapin et je la dévore. Elle se souviendra longtemps de cette morsure-là.
Quand je rentre, je jette un regard mauvais à mon père. Il ronfle bruyamment dans son fauteuil. Un filet de bave coule le long de son menton plein de plis. C'est ignoble.
La face contre mon oreiller glacé, je soupire. Ce que j'ai éprouvé-là, c'était nouveau, c'était étrange. Je ne sais pas si j'ai aimé ou si j'ai détesté. Manon, elle, elle a pleuré longtemps et, sous ma menace, elle a juré de garder le silence. Je recommencerai demain pour voir si ça change.
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Payer ses crimes
Ils disent que c'est un « crime ». Et me mettre un coup de matraque sur la tempe c'en n'est pas un peut être ? Je saigne comme un porc qu'on égorge. Ces barbares m'ont ouvert le crâne avec leurs regard incisifs et leurs questions ridicules. Le voisin s'est plaint, Manon a été mise dans un couvent et moi je ne comprends pas trop pourquoi tout le monde s'excite sur ma face à grand renfort de cris et de gestes. Elle n'avait qu'à pas me regarder comme ça cette vipère !
Mon père n'a pas de quoi payer ma sortie. Tant pis, on va me garder. Ou plutôt, non, on va me faire faire des travaux d'intérêt général. On me prête une pelle et on m'envoie creuser la terre. Il a plu, mais les caillasses pullulent. Ça me fera les bras qu'ils disent, et ça calmera mes « appétits de chiens en chaleur ». Le voisin est hors de lui. A ses yeux, ce n'est pas suffisant. Mais il reçoit une petite somme d'argent et on le rembarre. Un gamin qui viole une petite vendeuse d'allumettes, qu'est-ce que ça peut bien faire ? C'est pas la capitale ici !
Mes mains pleurent leur chair à vif et je serre les dents. Au moins, ici je ne vois pas l'autre assoiffé de service ! J'ai de la soupe chaude et, même si on me cabosse le dos, on ne me regarde plus. Je sortirai dans trois mois qu'ils ont dit. En attendant, mon corps prend du muscle, je me sens plus adroit dans mes mouvements et la fatigue me forge. Le chat n'est plus là, mais je parle un peu aux oiseaux qui piaillent sur les grilles de fer. Un jour, je m'envolerai, comme eux, et je toucherai la lune !
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Respirer
La maison est plus froide que jamais mais j'ai un gros pull de laine pour me réchauffer. Mon père dort encore, il n'a plus de travail. Les poissons, c'était une vraie connerie. Ils étaient toujours gâtés et, seul, je ne pouvais pas l'aider assez. Maintenant, il vide les dernières bouteilles de vin et dépérit. La soupe de pommes de terre et de choux est fade, mais c'est meilleur que de l'eau avec des cailloux. Il ne se rend pas compte des efforts que je fais. Ses yeux restent clos.
Sur le plancher, j'étale des cartes et je joue contre un adversaire redoutable : moi-même. J'ai de bonnes stratégies ! C'est difficile de me battre. Le chat est mort la semaine dernière. Ce bouffon sur fond blanc me rappelle sa tête ébouriffée.
J'approche la bougie qui m'éclaire et je regarde brûler son costume bariolé. Il va me poursuivre, c'est sûr. Ses grelots me font frisonner d'envie. Pourquoi est-ce que mon pull est si terne ?
Je sors. J'ai envie de voir la lumière. Même s'il fait déjà noir, le quartier des lanternes rouges brille toujours de quelques couleurs. J'y croise ma mère. Je l'évite. Son regard ne m'a pas touché. Tant mieux ! Elle est d'une vulgarité ! J'avance, tout droit, du côté des boutiques de fleurs et de tissus. Alors je tombe nez à nez avec un flûtiste qui me sourit. Drôle de bonhomme. Je l'écoute, il me tend son instrument, je souffle, je lui rends en riant. Mon hululement n'était pas très heureux, il nous a vrillé les tympans. L'artiste ouvre son sac et me montre : il en a d'autres. Une rouge, une bleue, une qui possède la teinte chamarrée des déserts d'orient. Il y en a une pour moi. Je prends la dernière. L'homme me regarde avec un sourire aimable. Je l'embrasse sur une joue.
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Noyer les péchés
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Qu'est-ce que tu veux ?Je suis revenu près des lanternes, je cherche mon flûtiste. Mais il a fallu que je tombe encore sur elle...Je savais qu'elle allait encore me susurrer qu'elle n'avait pas le temps de s'occuper de moi, que je n'étais qu'un bâtard dont elle n'avait pas prévu l'arrivée et que rien, ni personne, ne lui enlèverait la liberté de jouir de son temps comme ELLE elle l'aurait décidé. Son ventre arrondi lui cause déjà assez de soucis comme ça. Une autre plaie allait lui pourrir l'existence. Il fallait que je l'oublie.
Je lui jette donc un regard haineux et j'entreprends de la contourner. Mais, alors que je passe mon chemin, elle m'attrape par le bras.
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Les filles ne voudront pas de toi. Laisse-moi te montrer un peu...Sa paume glisse sur mon torse d'adolescent tandis qu'elle me pousse contre le mur de bois vermoulu du hangar le plus proche. Je ne dis mot, curieux et impuissant. Elle serpente contre moi, embrassant de ses lèvres chaudes mes joues, ma bouche, mon cou et, défaisant les boutons de ma chemise, mon corps tout entier. Je sens dans mon pantalon cette main de mère tâter du bout de ses doigts experts ma virilité cachée et je rougis. Je rougis de honte, je rougis de bonheur, je rougis de colère. Mes propres mains, agrippées à ces seins qui ne m'ont jamais nourri, referment leurs phalanges sur cet espoir cruel de m'abandonner au plaisir interdit. Son odeur envahit mes narines tendues et frétillantes. Sa fougue réveille mes instincts trop longtemps étouffés.
Et puis, comme un souffle glacé franchit mes dents serrées sur le vide intérieur de tout mon être, mes doigts remontent sur cette gorge blanche que j'aurais tant voulu aimer.
Un cri étranglé remplace le soupir coupable et une larme glisse sur ma joue. Elle mourra ce soir, et je serai débarrassé de son ombre criminelle pour toujours ! Je fixe mon regard dans le sien et lui souris. Mes doigts hurlent leur colère contre sa peau qui bleuit sous leur étreinte. Ses ongles ne peuvent rien contre moi. Ses amies sont loin.
Alors, une idée me vient. Une idée plus facile, une idée inspirée par la peur. Son visage disparaît de ma vue dans une éclaboussure putride. L'eau croupie des docks est immonde, pleine de déchets, d'algues moisies et de poissons morts au milieu des canots troués et des cordages laissés seuls avec eux-mêmes depuis des décennies. Ce sera son tombeau. Un tombeau à la hauteur de son corps, aussi sale et nauséabond que son âme, aussi misérable que cette touffe de cheveux que je maintiens sous la surface et qui, déjà, ne résiste presque plus.
Ce soir, je serai libre !
Je hurle mon bonheur dans un fabuleux rugissement et j'appuie une dernière fois sur cette carcasse qui m'a soit-disant donné la vie. Je n'ai que faire des cris alentour qui commencent à fuser. Je ne vois pas arriver la matraque de l'agent au-dessus de mon crâne.
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Résister
J'ai échoué. Mes mains restent crispées dans une position de crabe pris au piège dans un feeder. Elles tremblent comme si la maladie courait dans leurs veines palpitantes.
Un homme me regarde d'un air abasourdi. Il me parle, je ne lui réponds pas. Il me frappe, je ne cris pas. Mon nom ? Mon âge ? Je ne m'en souviens pas. A force de me prendre des coups, je ne sais plus ce que je fais là. Les agents sont zélés...
On me jette dans une voiture, pieds et poings liés. Je n'ai même pas pu voir mon père. Je me demande s'il se rendra compte de mon absence. Maintenant qu'il a la cervelle bousillée par l'alcool et qu'il ne sait plus marcher sans s'étaler, peut être qu'il va se laisser mourir. Qui va lui donner sa soupe ? Le voisin ? Ahahah !
Le gars qui me surveille ne me regarde pas. Tant mieux, sa moustache est vraiment laide et ses petits yeux porcins m'exaspèrent. C'est lui qui me sort de la voiture et qui me conduit sur les graviers. Je trébuche. Mes oreilles sifflent comme le vent qui soulève les feuilles mortes autour de nous. Une tempête se prépare et j'ai l'impression d'être déjà en son centre.
On me fait franchir le seuil d'une baraque blanche aux murs tachés de champignons. On dirait qu'une maladie a ravagé la brique. Tout est verdâtre. Je n'ai pas le temps de m'attarder, on me pousse brusquement et je suis aveuglé par une lampe à huile que l'on brandit devant mon visage fatigué. Une main me saisit par le col et je sens qu'on me déshabille. Je n'ai rien à dire. A quoi bon lutter ? Ma chemise, mon pantalon, ma culotte : tout y passe ! On me fout un seau d'eau sur la tête et on me jette une serviette rêche pour que je m'esquinte la peau. Je m'exécute, le regard dans le vide. J'espère que ma mère est morte. Cette idée me grise. Je souris. On me demande ce qui me fait rire. On me cogne.
Les manches de ma chemise sont trop longues. C'est gênant. Mais je crois que c'est fait exprès. On m'attache, on me jette dans une cellule et on me balance au visage une gamelle de porridge baveux. Je n'y touche pas. Je ne suis pas fou. Qui me dis que ce n'est pas empoisonné ?
On m'oublie un moment. Je crève de froid et de faim. Un vieil homme vient me rendre visite. Il me dit que mon père est mourant. Je ne le connais pas. Je m'en contrefous. Qu'il aille au diable avec son coffre de bois ! Je ne lui dois rien.
On me questionne, je hoche la tête et je souris.
- Il est fou.
J'éclate de rire. On me renvoie dans ma cellule et on m'oblige à avaler un bout de pain rassi. Et puis, on commence à me donner des breuvages amers, des décoctions étranges, sans goût ou sans odeur. Parfois, je fronce le nez, je vomis, on me lave. J'attends. Je ne peux rien faire d'autre.
Un jour, on me pique avec du fer. Je gémis. On m'enfonce une pointe dans le poitrail et on m'injecte une substance brûlante. Je sens mon corps devenir tout raide. Je meurs. C'est l'eau glacée du seau qu'on me jette au visage qui me réveille. Le vieux est là, il est revenu me voir. Il me parle d'une catin qu'il a trouvée dans un village non loin et qui lui a dit que j'étais son fils. Elle vient d'accoucher d'une fille. Je souris en montrant les dents et je laisse tomber ma tête en avant, le menton sur mon torse durci. Une catin ? Et alors ? Tout le monde possède une âme de catin.
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Partir
Je sens l'herbe sous mes mains moites. Elle est douce, elle me rappelle une toison grise que j'ai croisée dans ma vie. Je respire un grand coup. L'odeur du sous-bois me pénètre. La mousse tendre, l'écorce fraîche, les feuilles mortes qui s'amoncellent au pied des nouvelles pousses dont les bourgeons déploient les arrêtes...Je me sens bien ici.
Un coup de sifflet retentit derrière les murs. Je tire la langue et je fais un geste magistral avant de m'enfuir dans la forêt. A moi l'avenir ! Je m'envole !
Mes jambes tremblent sous l'émotion. J'écorche mes mains dans les broussailles, ma chemise finit en lambeaux. Qui s'en souciera ? Pas ces imbéciles qui imaginent pouvoir me rattraper ! Une ronce m'agrippe le mollet, je tire sans ménager ce qui me sert de pantalon et je poursuis ma course à travers les buis décharnés. Mon pied s'empâte d'une croûte de terre huileuse et la bruine perle au bout de mon nez glacé. Un trou dans le sol entraîne ma jambe, je roule dans la boue. Une branche m'attrape l'aisselle, je pousse un cri et je disparais dans les ténèbres.
Lorsque je m'éveille, le visage d'une vieille dame me contemple. A travers le rideau d'argent que forment ses cheveux au-dessus de moi, je perçois une lueur maligne. Ma main bondit vers elle mais s'effondre sur les draps poisseux du lit sur lequel je me trouve. J'ai de la fièvre. Elle me dit qu'elle s'appelle Grace. Cette cabane est ignorée des hommes. Je me rendors.
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Survivre
Je ne connais pas ce village. Il semble calme. Personne ne me remarque. Des pauvres, il y en a partout. Et comme un poux n'est jamais seul, ils pullulent. Je ne suis pas le plus misérable d'entre eux, ça me donne le sourire.
J'ai faim et je rôde près des fenêtres. Je suis prêt à manger n'importe quoi. Mais personne n'a l'air d'avoir de quoi endiguer mon mal. Je me résigne et je m'installe en boule dans un coin. Un chien vient me sentir et passe son chemin. Peut être qu'avec une grosse pierre ? Non...ça doit avoir un goût infect. Remarque, je n'ai rien mangé de correct depuis des années. Je me demande quel goût a la viande de bœuf.
Un homme s'arrête soudain à ma hauteur. Mes yeux restent fixés sur ses chaussures délavées. Qu'est-ce qu'il a ? Il veut me manger ? Lui aussi il crève de faim ? Sans un mot, il s'accroupit devant moi et me soulève le menton pour observer mon visage. Il le tourne et l'analyse. Je ne dis mot. Je le laisse faire. Mes yeux le regardent sans le voir. Il a des cheveux roux, courts et droits, parsemés de mèches noires. Des lunettes rectangulaires brillent sur son nez aquilin. Il soupire, sort un carnet de sa poche et prend des notes. Un faible son sort de ma bouche et je tends ma main vers lui pour agripper son genoux.
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Pas maintenant.Mes doigts se referment sur le vide et je regarde ses talons s'éloigner sur le pavé trempé. Pourquoi ne me donne-t-il pas un bout pain ou quelque chose ? Un éclat de rire monte dans ma gorge. L'homme s'arrête, il se retourne et me jette un regard interrogateur. Je lui souris.
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Demain.Mon regard a croisé le sien. J'aimerai lui jeter de la boue au visage mais je n'en ai pas la force. Je le regarde m'abandonner et je m'enfuis au cœur de mes rêves.
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Voyager
Un sac sur la tête, les mains liées dans le dos, on me pousse en avant sans que je sache où l'on me conduit. Peut être que la potence me libérera de cette existence de charogne ? Je suis entouré de lumière, comme s'ils me conduisaient dans la demeure de l'Immortel. Qui sont ces hommes ? Pourquoi m'attraper dans la rue comme un chat errant qu'il faut purifier ? Qu'on me laisse donc crever en paix !
Dans une cellule, je regarde les murs glauques qui me retiennent. Mes mains sont inaccessibles, comme dans cet hôpital dont je me suis enfuis mais ce n'est pas le même. L'homme de l'autre jour est revenu me voir. C'est lui qui a décidé que je pourrai lui être utile. Il me laisse aux bon soins de ces médecins qui me lavent et me parlent sans cesse afin de connaître mon passé. Il dit que si je ne me souviens pas c'est une véritable chance à saisir. Je ne comprends pas ce qu'il me veut.
A chaque fois qu'on me nourrit, je joue avec la nourriture, pour les énerver, pour les salir. Je les trouve terriblement drôles avec leurs faces d'ahuris. Ils ne savent pas répondre aux énigmes. Annette était plus intelligente qu'eux. Le roux aux mèches sombres me regarde d'un œil expert et tente de communiquer avec moi. Je l'envoie balader à coup de fous rires. Il n'aime pas que je lui tire la langue. Je les regarde tous de biais, comme si j'en savais plus qu'eux sur le monde. Ça a le don de les exciter davantage et d'aiguiser leur haine. Ils ne doivent pas m’abîmer qu'il a dit. Je les mène où je le désire.
- Nous ne pouvons plus rien pour lui.
On me fourre dans un fiacre et on me conduit jusqu'à un bateau. L'eau me rend malade. Il y en a trop. Je préfère dormir. Et puis, le voyage se fait long. On change de véhicule à chaque village. Les hommes qui m'accompagnent sont différents. Ils portent des vêtements noirs et leurs yeux n'expriment plus aucune compassion. Mes sourires les crispent. Ils parlent d'un laboratoire, j'entends plusieurs fois « Oxford ». Je suis en Angleterre.
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Souffrir
Les aiguilles qu'ils m'insèrent sous la peau me font hurler. Je ne peux plus me débattre. Je suis trop faible. Dans cette pièce calfeutrée de toiles blanches, des cages retiennent d'étranges créatures décharnées. Des lézards grouillent derrière le verre de quelques aquariums et j'ai aperçu une jeune fille sans mains. Je suis terrifié. Mon rire ne me suffit plus.
- Tenez-le !
C'est la troisième fois qu'ils me lacèrent les chairs pour m'injecter leur produit. Il me fait mal ! Je ne vois rien, je m'affole, je ne respire plus sous ce drap noir ! Qu'on m'achève !
Je sens une nouvelle aiguille glisser sous ma peau. Je vomis. Un des hommes m'enlève ce que j'ai sur la tête et grogne son mécontentement. Mes yeux brûlent dans cet espace de craie. Ils me détachent pour me redresser. Ils sont nombreux. Chacun tient un membre dans ses mains. Ils feraient bien de s'éloigner...
Un geste, un seul, et ma douleur sera loin !
Le scalpel traîne-là. Ma main sent qu'on desserre l'étreinte, elle fond sur l'objet et, sans hésiter une seule seconde, je me le fourre dans l'oeil.
- Bon sang !
Le liquide bouillonne contre ma joue et je m'effondre. Ils m'attrapent et me secouent. Je ne suis pas mort. Je ris, je laisse le monde manipuler mon corps tandis que mon esprit s'éloigne dans l'éther.
Je ne suis pas mort.
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Renaître
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Je suis là.Le professeur sursaute et lève la tête. Je suis encore accroché au plafond. Il me sourit, de ce sourire condescendant qui réveille mes pires instincts.
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Veux-tu bien descendre ?Il rêve.
Je le regarde de mon œil éclairé et éclate de rire. Lui, il fronce les sourcils et croise les bras.
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Tu veux que j'appelle les gardiens ?Qu'il les appelle ! Je n'attends que ça : qu'on me batte à mort !
Je ris.
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Tu l'auras voulu.Il retourne à la porte et frappe deux petits coups secs. Trois hommes en blouse entrent avec des perches de bois joliment agrémentées de petites lames à leur extrémité. Je montre les dents en riant de plus belle et, d'un coup, sans qu'ils ne s'y préparent, je me précipite sur le montant de la porte, le coince avec une chaussure et, le temps qu'ils ne réalisent ce qui leur arrive, je me retrouve dans le couloir.
L'alerte est donnée. Le « bouffon » s'échappe !
Je tire la langue à tous ceux que je croise et je me jette par une fenêtre. C'est trop haut, je vais me briser le cou ! Mais un buisson amortit ma chute et je m'enfuis, écorché, pour escalader le mur d'enceinte et disparaître dans la nuit.
Le laboratoire est loin de la ville, mais en quelques heures de course effrénée, je m'engouffre dans ses ruelles et me dissous dans sa gueule. Finies les expériences ! A moi le Monde !
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Couronner
Dans les bas fonds de Londres où je suis arrivé l'année dernière, les gens m'appellent « le Fou ». Je les laisse dire, ça me convient, d'autant que c'est presque devenu entre leurs lèvres un titre honorifique. La maréchaussée et les Alchimistes n'arrivent pas à me mettre la main dessus alors que mon nom résonne dans chaque recoin. J'adore leur passer sous le nez en m'esclaffant. Personne n'arrive à me saisir. Quand on souhaite me rencontrer, c'est Alma prend les messages pour moi. Je lui offre un peu de gaieté dans ses douleurs et elle, elle me laisse partager la chaleur de son lit quand j'ai froid. Je ne la paye pas. Ce n'est pas quelle ne le mérite pas, mais c'est contre mes principes. Je tiens ma maigre fortune de mes rapines. J'agis seul, ou je recrute parmi les bauges des docks.
Hier, j'ai acheté une flûte. Je ne sais pas pourquoi mais je sais déjà très bien en jouer. Je m'amuse à siffler dans les ruelles inanimées, histoire de rappeler à toute cette humanité que l'on ne vit pas pour travailler mais que l'on travaille pour vivre.
Près du théâtre, j'observe les gens sortir. Leurs souliers vernis reflètent les lumières des lampadaires et les perles autour du cou des dames. Je me faufile derrière un couple et je subtilise une montre. Et puis, au coin de l'édifice, je tombe sur une montagne de déchets. Des costumes, des chaussures, des journaux en pagaille. C'est là que je la trouve.
Ses croisillons dorés ravissent ma vue. Même mon nouvel œil brille devant ce chef-d’œuvre. Au sommet de ses petites tourelles frontales, de petites pierres bleues me regardent d'un air glorieux. Elles veulent que je les adopte. La structure métallique englobe une bonbonne de tissu boursouflé, pourpre, faite d'un velours gorgé d'eau. Mes ongles tracent de petits sillons à sa surface et remontent jusqu'à la petite couronne d'or qui surmonte l'ensemble.
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Vous allez la mettre ?Mon œil glisse sur cet homme qui m'observe depuis quelques minutes.
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Et pourquoi pas?Mes longs doigts caressent les flancs de mon nouveau trésor et je le soulève pour le placer sur ma tête.
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Chouette couvre-chef, Monseigneur...ahaha !Je lui souris et fais une courbette théâtrale. Cette couronne me plaît. C'est ce qu'il me manquait pour parfaire mon statut.