Vers 13h05, Armando se pointa devant le grand bâtiment où siégeait le Yard. Une fois qu'eut passé les vigiles, l'agent franchit les larges portes du hall principal et fit claquer les talonnettes de ses chaussures de ville sur les dalles colorées. Elles formaient une mosaïque de motifs géométriques que l'Italien avait toujours trouvée de mauvais goût. Sans attendre, Armando se rendit à grands pas à l'accueil et demanda à Lizbeth, la secrétaire, s'il pouvait s'entretenir rapidement avec Dean Finnigan, son collègue et ami. La jeune femme fit une petite moue de désapprobation en hochant la tête de droite à gauche :

- Monsieur della Serata, je sais que vous êtes mis à pied. Vous n'avez rien à faire ici, allons...Je suis vraiment étonnée que Jack et Douglas vous aient laissé entrer.

La jeune femme jeta un coup d'oeil à l'entrée, comme pour vérifier qu'il n'avait pas forcé le passage, puis elle se pencha au-dessus du guichet et mit sa main en paravent. Elle semblait craindre qu'on ne l'écoute.

- Et s'il vous renvoyait ? ajouta-t-elle en chuchotant.

L'Italien grimaça un peu à l'évocation de son chef divisionnaire, Monsieur Rutherford, mais il finit par s'accouder au comptoir et par lui répondre avec un petit rire :

- Allons, Lizbeth, je ne suis pas ici en tant qu'agent, mais en tant que témoin. J'étais à la gare hier. Je viens faire ma déposition.

La secrétaire lui jeta un regard suspicieux puis, comprenant qu'elle n'aurait de toute façon pas le choix, elle alla quérir une de ses collègues pour l'envoyer chercher Monsieur Finnigan.

- Dites à Monsieur Rutherford que je ferai ma déposition à 13h30, ou 13h45 selon ses disponibilités.

- Heureusement qu'il est justement disponible aujourd'hui ! Rétorqua la jeune femme en levant un sourcil. Si tout le monde faisait comme vous...

Pendant le petit personnel s'occupait des rendez-vous, Armando s'adossa à l'une des colonnes du vaste hall et croisa les bras. Il serait patient et ne se préoccuperait pas des regards posés sur lui. Certains collègues le saluèrent de loin, d'autres l'évitèrent visiblement contrariés de le voir réapparaitre en ces lieux. Parfois entraient des civils qui venaient porter plainte ou témoigner de faits divers ou d'affaires de voisinage.
Armando reconnut un petit vieillard, Monsieur Brown, qui venait régulièrement se plaindre des chiens de sa voisine. C'était typiquement le genre d'affaire qu'Armando refusait de traiter. Il ne voulait pas s'occuper de ce type de cas, ridicules, et préférait qu'on lui confie des missions dangereuses, des enquêtes pour assassinats ou concernant les créatures surnaturelles dont l'existence était encore cachée à la population et à la majeure partie de la police. Sa section spéciale ne comportait pas beaucoup d'hommes, mais tous étaient experts en la matière et très discrets.

Lorsque Dean arriva, l'Italien décroisa les bras et vint à sa rencontre, soulagé de ne plus avoir à attendre dans le hall. L'endroit était glacé et particulièrement désagréable, comme s'il avait été conçu exprès pour éloigner les importuns et autres gêneurs qui risquaient d'y stagner.
Armando tendit la main à son ami. Le grand blond l'accueillit à bras ouverts et lui fit une accolade peu officielle tout en lui offrant une franche poignée de main et une tape sur l'épaule.

- Armando ! Hé bien, je vais finir par croire que tu aimes être plongé dans des histoires farfelues ! C'est dingue ça !

L'Italien lui sourit d'un air amusé et le suivit au troisième étage. C'était là que se tenaient les bureaux de la section spéciale. Quand Armando passa devant le sien, il crispa la mâchoire. La pièce avait été vidée de ses affaires et réduite à un débarras en son absence. Même s'il le savait déjà, Armando ne le digérait toujours pas.

- Allez, je t'offre un thé si tu veux. Fit Dean en poussant la porte de son propre bureau pour l'inviter à y entrer. Raconte-moi ce que tu viens faire ici. Pas taper sur Stevenson j'espère ! Pas cette fois ! Son rire résonna dans le couloir.

Armando ne répondit pas mais rougit légèrement. Cette histoire l'avait humilié et il n'était pas prêt de l'oublier ! Il y avait un peu plus de quinze jours, la chaperonne de Véronica lui avait écrit qu'il devait cesser de la faire sortir le soir, chose qu'il ne faisait absolument pas à l'époque. Croyant que Véronica et Stevenson se fréquentaient dans son dos, puisque ledit Stevenson avait fait du charme à la belle à plusieurs reprises, Armando était venu au Yard pour attraper au col son rival et l'avait secoué comme un prunier en lui hurlant dessus. Sans l'intervention de l'Alchimiste elle-même, l'Italien lui aurait sans doute cassé les dents. Tout ça pour rien en plus ! Véronica lui avait bien expliqué par la suite qu'il s'était fait des idées à leur sujet et que ses sorties n'avaient absolument rien à voir avec une quelconque romance. C'était ce jour-là qu'Armando s'était pris une magnifique gifle de la part de la jeune femme et qu'il l'avait soudainement demandé en mariage.
A ce souvenir, un vague sourire remplaça sa grimace et, quand il pénétra dans le bureau de Dean, ce dernier lui jeta un regard intrigué. Pourquoi donc souriait-il comme un benêt ?

Prenant place en face de son ami, au creux d'un fauteuil de velours rouge, Armando croisa les jambes comme à son habitude et observa Dean lui préparer un thé. Son regard fit le tour de la pièce. Son collègue n'était pas particulièrement soigneux et les pilles de papiers s'entassaient parfois à même le sol dans les angles. Il gardait également une plante qui avait séché depuis belle lurette et dont les feuilles brunes pendaient lamentablement comme abattues de leur propre misère.

- Tiens, c'est du noir, tu m'en diras des nouvelles !

Armando saisit sa tasse et respira l'odeur de la plante indienne. Il ferma les yeux, profitant de cet instant de paix.

- Je viens faire ma déposition. Monsieur Rosebury, un homme qui était avec moi, va arriver. Je lui ai donné rendez-vous à 13h30.

- Rosebury...Rosebury...murmura Dean. Ce nom-là me dit quelque chose...

- Il est pianiste. Il va jouer au Spirit à 16h30 d'ailleurs aujourd'hui.

Dean et Armando discutèrent un peu du pianiste. Apparemment, Asher était déjà réputé depuis un petit moment dans les soirées mondaines et les salons de la capitale. Dean était convaincu de l'avoir déjà entendu, même s'il ne l'avait pas officiellement rencontré.
Par la suite, Armando confia à son ami toute l'aventure qu'il avait vécue avec Asher : l'attentat visant le train, la fuite des chevaux, leur folle cavalcade sur les rails, les trois bandits qu'ils avaient dû affronter...Dean s'extasia devant ces péripéties et charria l'agent :

- Attention, ta chère fiancée risque d'être jalouse...fit-il en lui jetant un regard en biais révélant ses pensées tendancieuses.

Armando lui avoua sa gêne lorsqu'il était monté derrière Asher et face à sa stratégie. Ils rirent ensemble à ce sujet, jusqu'à ce que Dean demande si l'Italien avait été blessé. Armando eut un geste vers son bras, mais le rassura :

- Le gars qui m'a tiré dessus m'a loupé de peu. Je n'ai qu'une égratignure. C'est plutôt ma chute sur les rails qui m'a amoché la caboche. J'ai une sacrée bosse !

Ils discutèrent encore de l'incident tout en sirotant leur thé. Puis, quand l'horloge sur le bord de la cheminée indiqua 13h20, Armando se leva et prit congés de son ami. Mais Dean voulut l'accompagner. Armando hésita un peu, puis le laissa faire. Son collègue était sans doute simplement curieux de voir le pianiste et d'assister à leur échange. Quelque part, sa présence allait un peu le rassurer face au chef divisionnaire.

Plutôt que d'attendre dans le hall, les deux hommes prirent le parti de sortir et d'attendre Asher sur le trottoir devant le haut bâtiment. Ils allumèrent chacun un cigare, généreusement fourni par Dean, et firent des ronds de fumée tout en poursuivant leur conversation.
Il fut question de son lien avec Véronica et ils entrèrent ainsi dans des sujets plus intimes. Armando raconta à son collègue comment il avait offert la bague de fiançailles à la jeune femme. [voir Le Grand Voyage] Dean lui donna un coup de coude bien senti tout en s'esclaffant :

- Quel tombeur ! Ah ! Ah !

Véronica souhaitait qu'ils se marient en Ecosse et Armando avait accepté sa requête. Il confia à Dean qu'il n'était pas très à l'aise avec l'idée de se rendre si haut sur l'île de Bretagne : le voyage serait long et éprouvant, notamment pour la jeune femme. Et puis, il appréhendait de rencontrer sa belle famille.

- Bah, ce sera une aventure de plus ! Ah ! Ah ! J'espère que vous n'aurez pas trop de pluie parce que bon...l'Ecosse...

- Tu sais que tu vas être invité ? Fit Armando en lui tapotant l'épaule d'un air amusé.

Dean éclata d'un rire franc. Bien sûr qu'il serait invité, et Diego aussi, sans doute ! Ce serait follement amusant et lui, le fanfaron de la bande, n'allait certainement pas laisser passer cette occasion de faire le pitre ! Enfin un peu de détente !

C'est vers 13h26 qu'Armando vit Asher arriver au loin sur le trottoir. L'Italien lui fit signe afin qu'il les repère plus facilement. Dean tendit le cou pour apercevoir le pianiste. C'était un homme particulièrement élégant, grand, et dont la démarche imposait naturellement le respect. De toute évidence, il était aussi soigneux de sa personne qu'Armando. Peut-être même l'était-il davantage avec ces dentelles qui dépassaient de son col et ses manches. C'était un dandy. Pas étonnant pour un artiste.

Une fois qu'Asher fut à leur hauteur, Armando écrasa son cigare, le glissa dans une poubelle et lui serra chaleureusement la main.

- Bienvenue au Yard, Asher. Il se tourna vers Dean pour le présenter. Je vous présente Monsieur Finnigan, un ami et collègue. Il travaille dans la même division que moi.

- Enchanté ! Fit l'agent en serra à son tour la main du nouveau venu. Armando m'a raconté votre aventure à la gare d'Euston. Quelle histoire ! Heureusement que vous étiez là pour veiller sur lui !

Armando soupira gentiment en lui jetant un regard faussement exaspéré. C'était évident qu'ils s'entendaient à merveille et avaient l'habitude de plaisanter ensemble.

- Si cela ne vous dérange pas, Monsieur Finnigan nous accompagnera pour notre déposition.

- Je m'occuperai même des papiers si vous voulez. Proposa le blondin. Au passage, je vous ai déjà entendu jouer au Queen's Head. Maintenant que je vous vois, je reconnais votre visage. Laissez-moi vous dire que vous avez un talent certain !

Armando et Dean invitèrent Asher à les suivre dans le hall. Ils glissèrent un mot à la secrétaire, prirent place dans un des canapés du hall et attendirent tous les trois que le chef de division ne daigne les recevoir.

- Je vous préviens Asher, Monsieur Rutherford n'est pas toujours bien luné...surtout quand cela me concerne.

Dean haussa les épaules, l'air résigné. Armando faisait souvent la forte tête et le chef n'aimait pas ça. Ses envies d'indépendance le rendait pénible pour toute la division et l'homme ne supportait plus son insubordination répétée et ses remarques souvent déplacées.

- Faut dire que t'as un sale caractère toi aussi...Gloussa-t-il.

Armando ne lui répondit pas et prit patience. Il s'adressa à Asher, histoire de meubler le silence qui risquait de s'installer entre eux.

- J'espère que vous vous êtes bien remis de cette cavalcade et de notre altercation avec les vauriens d'hier. Pas trop courbaturé ? Comment vous sentez-vous aujourd'hui ?

A la mention de la cavalcade, Dean pouffa un peu mais fit mine de s'intéresser à l'un des magasines qui traînaient sur une table basse devant eux.

- Il va falloir tout raconter dans les détails et tâcher de ne rien oublier. Je compte sur vous.

Une jeune femme vêtue d'une robe particulièrement élégante vint à leur rencontre vers 13h54 et leur annonça que Monsieur Rutherford allait les recevoir dans son bureau. Armando se leva et invita Asher à les suivre. Guidés par la secrétaire, les trois hommes se rendirent au premier étage et franchirent plusieurs couloirs avant de s'arrêter devant une porte peinte en bleu nuit. Sur son centre brillait une plaque dorée, gravée des mots "William Rutherford, chef divisionnaire, section spéciale n°2". La secrétaire frappa trois fois et une voix grave se fit entendre :

- Entrez !

Une fois à l'intérieur du bureau, la secrétaire leur indiqua deux sièges, puis en récupéra un troisième dans un coin de la pièce. Armando l'aida et revint près de ses deux compagnons avec son assise dans les mains. La jeune femme alla se placer sur un siège près du chef et sortit un calepin et un crayon. Elle allait prendre en note leur déposition.

- Je compte sur vous, Mary.

Âgé d'une quarantaine d'années, Rutherford était un homme bien portant. Il arborait une large moustache sur un visage rond dont les cheveux tentaient de fuir le front. Son costume, tiré à quatre épingles, était impeccable et sa montre à gousset d'un luxe évident.

- Bien. Installez-vous. Fit-il aux trois hommes. Il parait que vous étiez à la gare hier...maugréa-t-il dans sa moutache en plantant ses yeux gris dans ceux de l'Italien. Décidément, vous êtes dans toutes les affaires graves ! C'est à croire que vous le faites exprès !

Dean sourit, amusé d'entendre de la bouche du chef la même réplique qu'il avait servie à son ami une heure plus tôt.

- Et vous êtes...? Demanda Rutherford à Asher.

- Je vous présente Asher Rosebury. Intervint Armando. Il m'a aidé à rattraper l'un des chevaux et à mettre hors d'état de nuire les trois bandits qui tentaient de profiter de l'occasion qui leur était donnée par l'attentat. Il vient témoigner lui aussi.

- Je vois...grogna le chef divisionnaire. Vous avez encore entraîné un civil dans vos histoires...

Il poussa un long soupir et tendit une main pour stopper Armando qui allait pour se défendre. Il plongea ses yeux dans ceux d'Asher.

- J'aimerais entendre votre version des faits d'abord. Racontez-moi ce qu'il s'est passé à la gare.